CHAPITRE XVI
LA POMME DE PIN

Bridget venait à leur rencontre. Malgré lui, Luke fronça le sourcil. Il ne s’était plus retrouvé seul à seule avec la jeune fille depuis le jour de la partie de tennis. D’un commun accord, ils s’évitaient.

Il la regarda. Elle paraissait calme, détendue, indifférente. Elle s’adressa au seul lord Whitfield avec une évidente bonne humeur.

— Je me demandais, Gordon, où vous étiez passé !

Lord Whitfield se renfrogna.

— J’ai eu une sorte d’altercation avec Rivers. Le personnage n’a-t-il pas eu le toupet de sortir avec la Rolls cet après-midi ?

— Crime inexpiable, il faut le reconnaître !

— Il n’y a pas de quoi rire, Bridget ! L’affaire est sérieuse. Il avait emmené une fille avec lui.

— Avouez qu’il ne se serait pas amusé beaucoup s’il était allé se promener seul !

Les traits de lord Whitfield se firent sévères.

— Je ne plaisante pas, Bridget. J’entends que mes gens aient une conduite décente !

— Il n’est pas, que je sache, indécent d’offrir une balade en voiture à une jolie fille !

— Quand c’est ma voiture, si !

— Évidemment. Ce n’est plus de l’immoralité, mais de la lèse-majesté ! Laissez-moi vous dire pourtant, Gordon, que vous n’empêcherez jamais les garçons de rencontrer les filles ! La lune est pleine et nous arrivons au solstice d’été.

— Au fait, c’est vrai ! dit Luke.

Elle se tourna vers lui.

— On dirait que cela vous intéresse ?

— On ne se tromperait pas.

Bridget revint à lord Whitfield.

— Trois spécimens d’humanité assez extraordinaires sont descendus au « Bells and Motley ». Primo, un monsieur en short, qui porte lunettes et arbore une étonnante chemisette de couleur prune. Secundo, une dame aux sourcils rasés, vêtue d’un péplum et parée d’une livre et demie de bijoux plus ou moins égyptiens. Tertio, un gros homme en complet lavande et souliers assortis. Je suppose qu’il s’agit d’amis de Mr Ellsworthy et on ne s’ennuierait pas cette nuit dans la prairie des Sorcières que cela ne m’étonnerait nullement.

Le teint de lord Whitfield vira au rouge vif.

— Je ne tolérerai pas ça !

— Mais, mon cher, vous n’y pouvez rien ! La prairie est terrain communal.

— Il faut en finir avec ces ignominies ! Ces immondes individus, je les dénoncerai dans Scandals. Siddley suivra l’affaire. Faites-moi penser à rédiger une note que je lui remettrai demain à Londres !

— Bien sûr. Lord Whitfield part en guerre contre les sorcières ! Ça fera un joli titre…

Un peu surpris, lord Whitfield lança à Bridget un regard courroucé, puis, sans répondre, il tourna les talons et se dirigea vers la maison.

Souriant, Luke s’approcha de Bridget.

— Vous jouez votre partie bien maladroitement !

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’il serait dommage que vous perdiez votre situation. Cette fortune, vous ne l’avez pas encore et, à votre place, j’attendrais d’être mariée pour me laisser aller à mon ironie naturelle.

D’une voix glacée, elle dit :

— Je reconnais là votre grand cœur, mon cher Luke. C’est gentil à vous de songer à mon avenir !

— Je n’y ai aucun mérite. J’ai toujours pensé aux autres. Je suis bon.

— Je ne m’en étais jamais aperçue.

— Vraiment ? Vous m’étonnez !

Un court silence suivit, qu’elle rompit.

— Qu’avez-vous fait aujourd’hui ?

— J’ai enquêté de droite et de gauche.

— Vous avez appris quelque chose ?

— Oui et non, comme dirait un politicien. À propos, vous avez des outils à la maison ?

— Je crois. Quel genre d’outils voulez-vous ?

— Difficile à expliquer. Je verrai…

Dix minutes plus tard, il avait choisi, dans le lot qu’elle lui avait soumis, quelques outils qu’il mettait dans sa poche.

— Avec cela, dit-il, je suis paré.

— Vous songez à un cambriolage ?

— Peut-être.

— Vous êtes d’une discrétion !

— C’est que je me trouve dans une situation bien délicate. Après notre… explication de l’autre jour, j’aurais dû quitter Ashe Manor.

— Vous vous seriez conduit en gentleman.

— Seulement, convaincu que je suis sur la piste d’un redoutable criminel, je me vois plus ou moins forcé de rester. Pourtant, si vous imaginez un prétexte qui me permettrait d’aller prendre mes quartiers au « Bells and Motley », je suis prêt. Dites un mot et je file !

Elle secoua la tête.

— Impossible. Vous êtes mon cousin, ne l’oubliez pas ! D’ailleurs, là-bas, il n’y a que trois chambres et elles sont occupées par les amis de Mr Ellsworthy.

— D’où il suit qu’il me faut demeurer ici, si ennuyeux que cela puisse être pour vous.

Elle sourit.

— Ça ne m’ennuie pas ! J’ai besoin de têtes de Turc.

— Merci quand même ! Sur quoi, si vous le permettez, le soupirant éconduit va aller s’habiller pour le dîner…

La soirée ne fut marquée d’aucun incident notable. Luke prêta aux propos de lord Whitfield une attention apparemment fort soutenue, ce qui lui valut de monter encore dans l’estime de son hôte. Quand ils rejoignirent les dames au salon, Bridget leur fit remarquer qu’ils s’étaient fait attendre.

— C’est que le temps a passé très vite, répondit Luke. Lord Whitfield me racontait comment il a fondé son premier journal.

Mrs Anstruther attira l’attention de lord Whitfield sur de petits arbres fruitiers en pots, récemment mis dans le commerce, et la conversation s’engagea sur de nouvelles voies.

Luke se retira tôt, mais il ne se coucha pas. À minuit, chaussé de sandales à semelle de caoutchouc, il descendait sans bruit l’escalier, gagnait la bibliothèque et sortait par la fenêtre.

Le vent soufflait toujours avec violence et des nuages noirs couraient dans le ciel, où la lune ne s’apercevait que par instants. Luke se rendait chez Mr Ellsworthy. Persuadé que l’antiquaire et ses amis célébreraient par quelque cérémonie la fête du solstice d’été, il avait décidé de faire chez Mr Ellsworthy une petite visite domiciliaire.

Deux murs à escalader, une fenêtre à forcer sur le derrière de la maison avec les outils qu’il avait emportés, un rétablissement et il se trouva dans la place. S’éclairant avec une torche électrique, il inspecta d’abord la maison pour s’assurer qu’elle était vide, ainsi qu’il l’avait prévu, puis, sûr d’avoir quelque temps devant lui, il se mit à la besogne, procédant à un examen consciencieux de tout ce qui lui paraissait pouvoir receler quelque chose d’intéressant. Un « quelque chose », dont il eût d’ailleurs été incapable de préciser la nature.

Bien que fermés à clé, les tiroirs du bureau ne résistèrent pas longtemps aux instruments dont il s’était muni. Dans l’un d’eux, il trouva, sous d’innocentes aquarelles, quelques essais artistiques assez osés, qu’il salua d’un petit sifflement tout ensemble ironique et admiratif. Le courrier de Mr Ellsworthy était d’une banalité affligeante, mais non sa bibliothèque. Certains livres, rangés au fond d’un placard, révélaient des goûts « littéraires » plutôt fâcheux.

Luke glana encore, çà et là, quelques informations intéressantes : une note au crayon, jetée sur un carnet, qui se lisait : « Affaire T. P. arrangée » et qui était datée de l’avant-veille du jour où était mort Tommy Pierce ; un croquis d’Amy Gibbs, barré d’une grande croix rouge, vraisemblablement tracée dans un geste de colère ; et, enfin, un flacon de sirop contre la toux. Rien de tout cela n’était concluant en soi, mais ces trois découvertes rapprochées pouvaient être considérées comme encourageantes.

Il était en train de s’assurer qu’il avait bien tout remis en place quand il entendit une clé tourner dans la serrure de la porte d’entrée. Il éteignit sa torche électrique et, entrebâillant très légèrement la porte de la pièce dans laquelle il se trouvait, il attendit, l’œil aux aguets, espérant que Ellsworthy monterait directement au premier étage.

La porte d’entrée s’ouvrit, livrant passage à Ellsworthy, qui donna immédiatement la lumière dans le couloir. Luke faillit pousser une exclamation de surprise.

Ellsworthy était méconnaissable. Il avait la bouche tordue, écumante, et le regard fixe d’un halluciné. Quant à ses mains, elles étaient d’un brun rougeâtre, de la couleur du sang séché…

À petits pas dansants, Ellsworthy suivit le couloir. Luke l’entendit qui montait l’escalier. Peu après, la lumière s’éteignit. Luke attendit quelques instants encore, puis, lentement, avec un luxe de précautions justifié, il sortit de la maison par le chemin par lequel il était venu. Une fois dehors, il poussa un profond soupir. La maison était noire et silencieuse.

Il reprit le chemin d’Ashe Manor, songeant à l’étrange spectacle qu’il venait de voir. L’homme était fou, la chose n’était pas douteuse. Mais qu’avait-il fait de sa soirée et pourquoi avait-il les mains rouges de sang ?

Luke marchait dans le petit sentier qui conduisait sur le derrière d’Ashe Manor quand il entendit du bruit derrière lui. Il se retourna vivement.

— Qui va là ?

Une silhouette, drapée dans un manteau, parut se détacher de l’ombre d’un arbre. Luke reconnut Bridget.

— Bridget ! Vous m’avez fait peur !

— D’où venez-vous ? lui demanda-t-elle. Je vous ai vu sortir.

— Et vous m’avez suivi ?

— Non. J’ai préféré attendre votre retour.

Il répondit par un grognement.

— D’où venez-vous ? reprit-elle.

— Je suis allé faire un petit tour chez Mr Ellsworthy.

— Vous avez… trouvé quelque chose ?

— Je n’en sais trop rien. Des livres qui ne sont pas à mettre entre toutes les mains et, tout de même, deux ou trois choses qui sont bonnes à savoir.

Bridget mise au courant de ses découvertes, il ajouta :

— Tout cela, sans doute, ne prouve rien, mais ce n’est pas tout ! Ellsworthy est rentré au moment où je me disposais à me retirer et, je puis vous le certifier, ma chère Bridget, le type est fou. Complètement !

— Vous croyez ?

— Si vous aviez vu son visage, vous ne poseriez pas la question. Je serais incapable de vous le décrire. Un fou en pleine crise, c’est tout ce que je puis dire ! Et il avait les mains rouges de sang !

Bridget frissonna.

— Quant à vous, poursuivit Luke, vous n’auriez pas dû sortir. C’est insensé ! Vous risquiez de vous faire donner un mauvais coup.

Elle eut un petit rire nerveux.

— Je vous en dirai autant.

— Je suis capable de me défendre.

— Mais moi aussi ! Vous en doutez ?

Il haussa les épaules.

— Rentrons !

— Pas encore !

— Pourquoi ?

Baissant la voix, elle répondit :

— Parce que j’ai quelque chose à vous dire… C’est un peu pour cela que je vous ai attendu… Quelque chose que je veux que vous sachiez et que je préfère vous dire ici, avant que nous ne soyons sous le toit de Gordon…

— Et qu’est-ce que c’est ?

— Oh ! c’est très simple. Vous avez gagné, Luke ! C’est tout !

— Je ne comprends pas.

— Je répète : vous avez gagné. J’ai abandonné l’idée d’être un jour lady Whitfield.

— Vraiment ?

— Vraiment.

— Vous serez ma femme ?

— Oui, Luke.

— Mais pourquoi ?

— Je n’en sais rien. Vous me dites des choses désagréables… et on dirait qu’elles me font plaisir !

Il la prit dans ses bras et l’embrassa.

— Drôle de planète ! dit-il.

— Vous êtes content. Luke ?

— Pas spécialement.

— Vous pensez que vous serez heureux avec moi ?

— Je l’ignore. On verra bien !

— Je me dis exactement la même chose.

Glissant son bras sous celui de Bridget, il dit :

— Curieux dialogue d’amour !… Rentrons ! Demain, nos propos seront peut-être plus conformes à la tradition.

— Oui. C’est alors qu’on s’y attend le moins qu’on s’aperçoit…

Son pied ayant heurté un obstacle imprévu, elle s’interrompit brusquement, baissa les yeux et, s’immobilisant soudain, dit d’une voix blanche :

— Luke !… Luke !… Qu’est-ce que c’est que ça ?

La lune sortait des nuages. Luke regarda par terre : un corps gisait aux pieds de Bridget. Lâchant le bras de la jeune fille, il se baissa, puis jeta un coup d’œil sur la grille de la propriété. Sur le pilier de droite, la pomme de pin manquait. Bridget très pâle, se pressait les mains sur les joues.

Luke se redressa.

— C’est Rivers, dit-il, le chauffeur. Il est mort.

— Assommé par cette pomme de pin en pierre ?… Elle ne tenait plus guère depuis longtemps… Le vent l’aura arrachée.

Luke secoua la tête.

— Certainement pas !… C’est ce qu’on a voulu faire croire. En apparence, il s’agit encore d’un accident. En fait, c’est un nouveau crime !

— Ne dites pas ça, Luke !

— C’est pourtant la vérité ! Vous savez ce que j’ai senti sur la nuque, pris dans la masse gluante des cheveux inondés de sang ? Des grains de sable. Or, il n’y a pas de sable par ici. Ce pauvre diable, on a guetté son passage, alors qu’il était en route pour rentrer chez lui, on l’a assommé et on l’a traîné jusqu’ici. Puis, sur son cadavre, on a jeté cette pomme de pin…

D’une voix qui s’entendait à peine. Bridget dit :

— Luke… Vous avez du sang… sur les mains…

Il eut un ricanement amer.

— Je connais quelqu’un qui, lui aussi, avait du sang sur les mains ! Savez-vous que, cet après-midi, je me disais que si l’assassin commettait un nouveau crime, nous serions fixés sur son identité ? Maintenant, nous sommes fixés ! L’assassin, c’est Ellsworthy ! Il est sorti ce soir… et je l’ai vu rentrer chez lui. Ce que je puis vous dire, Bridget, c’est qu’il ne tuera plus ! Après ce dernier crime, nous…

Bridget chancelait. Il la rattrapa dans ses bras. Elle murmura :

— J’ai peur. Luke…

— Il ne faut pas, chérie. C’est fini !… Et nous ne nous ferons plus jamais de mal… Plus jamais !

Elle lui sourit.

 

Un meurtre est-il facile ?
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